La découverte des antibiotiques et leur utilisation massive au sortir de la Seconde Guerre mondiale ont révolutionné le traitement des infections bactériennes et sauvé des millions de personnes. Septante ans plus tard, cependant, une inquiétude croissante gagne les milieux médicaux: en raison, notamment, de leur utilisation à trop grande échelle, de plus en plus de bactéries développent des résistances aux traitements connus et font planer une menace sérieuse sur la santé publique. Selon un rapport européen publié en 2016, l’antibiorésistance emporte déjà 25 000 vies chaque année rien qu’en Europe. Et comme la découverte de nouveaux antibiotiques ne va pas assez vite, les plus pessimistes envisagent 10 millions de décès par an dans le monde à l’horizon 2050.
Des virus pour guérir
L’une des solutions les plus prometteuses pour sortir de cette crise pourrait passer par la remise au goût du jour d’une ancienne recette: l’utilisation des bactériophages (ou phages), des virus tueurs de bactéries. Découverts au début du XXe siècle et utilisés dès l’entre-deux-guerres pour lutter contre certaines maladies, ils ont souffert de l’arrivée des antibiotiques, plus pratiques à utiliser à grande échelle, au point de disparaître totalement de la pharmacopée occidentale au début des années 80. Ironie du sort, dans le bloc de l’Est, la guerre froide et son rideau de fer les ont «protégés» du succès de leurs concurrents. Là-bas, les recherches se sont poursuivies et les phages demeurent, aujourd’hui, des préparations courantes.
Peu d’effets secondaires
Face à un si curieux destin, on pourrait craindre d’avoir affaire à un remède dépassé, voire même à une énième médecine parallèle dont le mode de fonctionnement et les effets, trop incertains, n’ont pas résisté aux exigences de la médecine occidentale moderne. Or, il n’en est rien! Publiée en octobre dernier dans la revue scientifique Lancet Infectious Diseases, la première étude menée en conformité avec les normes médicales occidentales en matière d’essais cliniques et de fabrication de médicaments, Phagoburn, l’a prouvé: les phages éliminent bel et bien les bactéries et n’occasionnent pas d’effets secondaires sérieux. Le CHUV, qui a collaboré à cette étude mais sans accueillir de patient, présente d’ailleurs la phagothérapie comme une «alternative séduisante».
Certains détails de l’étude sont révélateurs du niveau de confiance que le monde médical place dans cette thérapie. Elle a, d’une part, été menée sur des grands brûlés présentant un risque de décès important. Mieux: au cours de l’étude, un patient appartenant au groupe de contrôle (traité avec l’antibiotique de référence) n’a pas répondu au traitement. Pour des raisons d’urgence médicale, l’hôpital dans lequel il était soigné a alors décidé de le sortir de l’étude pour pouvoir lui administrer le cocktail de phages testé par l’autre groupe.
Ils épargnent les «bonnes» bactéries
Aux yeux de Grégory Resch, responsable de recherche au sein du Département de microbiologie fondamentale de l’Université de Lausanne et impliqué dans l’essai clinique Phagoburn, les phages ont plusieurs avantages sur les antibiotiques: il en existe une multitude, chacun actif contre une bactérie bien particulière et inoffensif envers celles qui sont bénéfiques pour le corps. En d’autres termes, une fois l’organisme infectieux identifié, il suffit de sélectionner le (ou les) bon(s). «Il se fixera alors à la surface de la bactérie, la détournera de son mode de fonctionnement normal pour qu’elle agisse comme une photocopieuse, puis la fera exploser en relâchant de nouveaux phages», schématise le spécialiste (voir infographie). Une fois toutes les bactéries éliminées, il ne peut plus se multiplier et disparaît, faute d’«usine» de production.
Mieux, ils sont capables de détruire des bactéries ayant développé des résistances contre la plupart des antibiotiques courants. Dans plusieurs situations d’impasse thérapeutique, ils ont déjà sauvé plusieurs patients. Aurait-on trouvé la solution miracle contre l’antibiorésistance? «Attention, le risque de voir des bactéries développer des parades contre les phages n’est pas nul, nuance le spécialiste. Il faut éviter de répéter la même erreur qu’avec les antibiotiques en les utilisant trop massivement et à mauvais escient.» Plusieurs études semblent toutefois montrer que les bactéries qui développent de telles résistances s’affaiblissent et finissent par être éliminées par le système immunitaire du patient, même s'il ne s’agit pas d’une règle universelle.
Pas pour demain
Leur futur s’annonce prometteur, mais de nombreux obstacles restent à surmonter avant que leur usage ne puisse être généralisé. Il est certes très facile de s’en procurer – à tel point que les spécialistes les prélèvent dans les stations d’épuration, des milieux riches en bactéries! –, mais leur commercialisation pose un certain nombre de défis.
Les normes actuelles en matière de médicaments n’ont pas été pensées pour des organismes semi-vivants tels que les phages, dont la concentration au sein d’une préparation peut évoluer rapidement. En outre, ils sont difficiles à breveter (et donc, de prime abord, peu susceptibles d’intéresser les entreprises pharmaceutiques!), à moins de les modifier génétiquement ou d’en utiliser plusieurs pour constituer un cocktail bien particulier.
«Dans dix ans à compter d’aujourd’hui, il est peu probable qu’on puisse s’en procurer à la pharmacie aussi facilement que des antibiotiques», tempère Grégory Resch, à l’inverse de la situation qu’on rencontre, par exemple, en Russie ou en Géorgie. Le spécialiste espère toutefois qu’à cette échéance, on les utilisera couramment pour traiter les patients en impasse thérapeutique avec les antibiotiques, ce qui est presque impossible aujourd’hui en Suisse, tout comme chez nos voisins (lire encadré).
Vincent Cherpillod
En détail: Un traitement qui passe encore par la Géorgie
Faire la queue à la pharmacie, y déposer un échantillon et revenir un peu plus tard récupérer la préparation de phages qui correspond à son infection: un véritable traitement sur mesure auquel sont habitués les Géorgiens, car dans l’ex-république soviétique, la phagothérapie est restée courante. En Suisse, on est encore loin d’un tel scénario. Aujourd’hui, il n’existe pas le moindre médicament homologué à base de phages. Même les hôpitaux n’y ont pas accès, y compris pour les patients en danger de mort.
Seule solution, prendre l’avion!
«Il est dommage qu’on ne puisse plus proposer ce genre de traitement chez nous, déplore Grégory Resch. La seule solution, aujourd’hui, est de prendre un billet d’avion pour la Géorgie»! On y trouve, en effet, un institut spécialisé en la matière et qui collabore régulièrement avec plusieurs instituts de recherche occidentaux. Le spécialiste ne déconseille pas le voyage: «Plusieurs patients atteints d’infections bactériennes multirésistantes et en impasse thérapeutique ont vu leur état s’améliorer, parfois nettement. En outre, je n’ai pas connaissance de la survenue de problèmes sérieux.»
Mais les choses pourraient bientôt changer. En France, dans certains cas bien particuliers (impasse thérapeutique et pronostic vital engagé, notamment), un comité d’experts peut accorder une autorisation temporaire d’utilisation pour les phages. Une dérogation du même genre existe en Suisse, mais elle s’est heurtée, jusqu’ici, à des difficultés pratiques insurmontables. Ainsi, l’an dernier, le dépôt d’une demande d’utilisation expérimentale, bien qu’autorisée par Swissmedic, n’a pas abouti car aucune préparation de phages respectant les standards occidentaux n’était disponible au moment voulu. Pour remédier à ces difficultés, le CHUV travaille actuellement à l’établissement d’une unité de phagothérapie. Elle permettrait de donner à des patients individuels un accès à ces traitements prometteurs