Les médecins-conseils, à qui les caisses maladie demandent de confirmer ou d’infirmer les traitements de certains patients, ont un pouvoir d’autant plus considérable qu’ils sont rarement contredits, tant par leur mandataire que par la justice. L’histoire que nous vous racontons prouve, une fois encore, qu’entre assureurs et assurés, le combat est inégal.
Bête chute de ski
En février 2016, Dominique Rouge fait une chute à ski engendrant des douleurs au pouce et à l’épaule. Après consultations et radios, elle se retrouve avec un plâtre au seul poignet. Or, les semaines passent et c’est l’épaule surtout qui continue à la faire souffrir. Son dossier est alors transféré à un spécialiste. Diagnostic: des lésions et deux tendons déchirés, rendant une opération indispensable, ce qui sera fait au mois de mai.
Intervention du médecin-conseil
Les douleurs se poursuivent pourtant, avec impossibilité de reprendre sa pratique de sage-femme. A la fin de 2016, le médecin spécialiste procède à une nouvelle IRM, puis à une scintigraphie et suggère une arthroscopie pour faire le point.
C’est là que l’assureur accident du CHUV, le Groupe Mutuel, intervient, convoquant notre lectrice devant l’un de ses médecins-conseils pour un examen complémentaire. Un peu échaudée par le mauvais début de prise en charge (les problèmes à l’épaule avaient été sous-estimés) et une erreur médicale lors de la scintigraphie, elle demande à son compagnon de l’accompagner. Or, sur place et à l’heure du rendez-vous, le praticien refuse catégoriquement sa présence. Comme aucun compromis ne peut être trouvé, Dominique Rouge renonce à l’examen, souhaitant se renseigner sur ses droits avant une nouvelle consultation.
Le jour même, elle prend contact avec le Service de médiation santé vaudois, qui estime qu’elle peut être accompagnée et suggère d’écrire tant au médecin-conseil qu’à l’assureur pour le leur demander. Le Groupe Mutuel répond négativement et la convoque pour une nouvelle consultation.
Exigence réfutée
Nouvel échange avec le Service de médiation, qui conseille de débloquer la situation avec la lettre d’un avocat, ce qui sera fait. L’assureur persiste et signe pourtant, en s’appuyant sur une jurisprudence du Tribunal fédéral, ce qui ne manque pas d’étonner. «Il est pourtant dans son bon droit, commente Gilles-Antoine Hofstetter, avocat spécialisé et président de la section vaudoise de l’Association suisse des patients. La Cour Suprême a effectivement estimé qu’un assuré ne pouvait avoir cette exigence. C’est très regrettable, car il semble évident que la présence d’une personne de confiance, notamment le médecin traitant, pourrait non seulement tranquilliser le patient et donc favoriser sa collaboration, mais aussi faciliter le travail de l’expert qui disposerait ainsi des renseignements éclairés de son collègue.»
Prestations suspendues
Mais il y a plus grave encore que la réponse négative. Car le Groupe Mutuel annonce dans le même courrier que les prestations (indemnités journalières) et la prise en charge des soins sont suspendues pour défaut de collaboration.
Parallèlement à l’opposition formulée par son avocate, Dominique Rouge cherche pourtant à aller de l’avant, car plus d’une année s’est déjà écoulée depuis l’accident et ses souffrances sont telles qu’il lui est toujours impossible de reprendre son travail. Elle propose donc à l’assureur de se rendre auprès du médecin-conseil, mais en présence d’un représentant du Groupe Mutuel et d’une autre personne de confiance qui restera dans la salle d’attente jusqu’à la fin de l’examen. L’assureur accepte par écrit.
Nouveau coup de théâtre
Nous sommes en juin 2017 et là, nouveau coup de théâtre, le médecin-conseil exige que l’accompagnante de notre lectrice attende à l’extérieur de ses locaux! Il refuse donc l’accord avalisé par son mandataire. Pourquoi? «Parce que son assistante a dû s’absenter et qu’il convient de se montrer particulièrement prudents, eu égard à la présence de données sensibles au sein d’un cabinet», répond, sans rougir, le Groupe Mutuel lorsque nous lui posons la question. L’examen se fait cependant, avec une IRM des deux épaules quelques jours plus tard. Il faut désormais attendre le rapport d’expertise.
Mais les douleurs sont toujours là et notre lectrice n’en peut plus. Après discussion avec le chirurgien qui l’a opérée, elle demande un deuxième avis à un spécialiste de l’épaule, qui estime une nouvelle opération nécessaire. Elle aura lieu début juillet. Non sans raison, puisque le protocole opératoire signale d’importantes adhérences et, surtout, que deux fils désolidarisés de leur ancienne ancre ont été retrouvés dans le tendon. Depuis, tout va mieux, la récupération est lente mais constante. Dominique Rouge revit: «Je sais maintenant que je vais guérir, que je pourrai retravailler, ce que je ne pensais plus possible.»
Pas de prise en charge
Problème toutefois: dans un courrier daté de fin août, le Groupe Mutuel refuse la prise en charge de cette nouvelle intervention, assurée provisoirement par l’assureur maladie, comme le prévoit la loi. Car le rapport du médecin-conseil, qui lui est parvenu entre temps, estime, que «l’indication à une reprise chirurgicale n’est pas clairement admise» et que l’acupuncture et une physiothérapie douce devraient suffire. L’assureur annonce, en revanche, reprendre le versement des prestations antérieures avec effet rétroactif. «Si j’avais attendu et suivi les conclusions du rapport médical, commente Dominique Rouge, la reprise du tendon et la libération des adhérences n’auraient pas été possibles. Aurais-je alors glissé à l’AI? C’est quand même incroyable qu’un médecin puisse décider de mon sort en moins d’une heure alors que ses deux collègues spécialistes de l’épaule me connaissent tellement mieux!» Elle demande donc au Groupe Mutuel de reprendre position.
Réponse à nouveau négative, justifiée par le fait que le médecin-conseil maintient son point de vue après lecture du protocole opératoire, mais aussi que l’assureur n’a été prévenu qu’à l’issue de la deuxième opération. Etonné, le spécialiste qui l’a réalisée écrit à l’assureur pour demander qu’il revienne sur sa décision.
Parallèlement, nous avons, nous aussi, demandé au Groupe Mutuel comment il était possible, au vu de ce que l’opération a permis de découvrir et de corriger, de soutenir qu’elle n’était pas adéquate? Et en quoi les traitements proposés par leur médecin-conseil y auraient remédié?
Porte ouverte
Dans sa réponse, le Groupe Mutuel ne répond pas directement mais conclut: «L’adéquation ou non d’un traitement est toujours une question épineuse et si l’évolution est aujourd’hui favorable, une reconsidération de notre position est tout à fait envisageable.»
Dominique Rouge reste cependant dubitative: «A ce jour, de nombreux refus m’ont été communiqués et je ne comprends pas que des intérêts économiques priment sur la santé des assurés. Grâce à cette opération, je retrouve petit à petit l’usage de mon bras, ce que je n’ai pas pu faire durant 18 mois. Mais que de temps perdu! Je vais certainement pouvoir reprendre mon travail en 2018. Mon combat aura donc évité que je reste invalide. Mais je souhaite vraiment que tout le monde sache qu’il est indispensable de se battre. Et qu’on est vraiment très mal défendu en tant que patient, tant par les assurances que par la justice.»
«Je ne saurai lui donner tort, conclut Gille-Antoine Hofstetter. Et elle n’est malheureusement pas seule dans son cas. C’est déplorable, mais c’est un fait: des avis médicaux qui ne sont souvent pas aussi neutres qu’ils veulent bien le faire croire scellent définitivement le sort de certains patients.»
Laurent Hêche
Analyse juridique
L’inégalité des armes devant la justice
Dans une contribution publiée dans le magazine juridique Plaidoyer (6/2013), Gilles-Antoine Hofstetter dressait un état des lieux de l’importance des expertises médicales dans le droit des assurances sociales. Il y soulignait, notamment, que le Tribunal fédéral a institué une hiérarchie des moyens de preuve, que l’on peut présenter schématiquement de la façon suivante, dans un ordre d’importance croissant:
1) le rapport établi par le médecin traitant de l’assuré;
2) le rapport établi par un spécialiste consulté par l’assuré;
3) le rapport établi par un médecin travaillant pour l’assureur (médecin-conseil);
4) l’expertise médicale faite à la demande de l’assuré;
5) l’expertise administrative commandée par l’assureur;
6) l’expertise judiciaire (rarement) demandée par le tribunal.
Sachant que, dans l’immense majorité des cas, on en reste au stade 3, les commentaires de l’article sont éclairants et résument le combat inégal auquel l’assuré est confronté lorsqu’il conteste une décision du médecin-conseil. Morceaux choisis:
⇨ «On ne comprend guère pour quel motif l’avis scientifiquement circonstancié du médecin traitant – souvent lui-même spécialiste et qui peut se targuer d’une connaissance approfondie du cas – doive céder le pas à celui du médecin de l’assurance, lequel ne se livrera généralement qu’à un examen ponctuel et inévitablement superficiel de la situation médicale de l’assuré.»
⇨ «On se demande bien en quoi l’expert mandaté par l’assureur serait nécessairement plus indépendant que le médecin traitant, alors qu’il se trouve dans une relation de dépendance, souvent économique, avec son mandant et qu’il peut par conséquent être au moins tout aussi enclin à favoriser, dans le doute, son partenaire contractuel de confiance.»
⇨ «La classification opérée par notre Cour suprême, qui ne repose finalement que sur des postulats lorgnant vers le jugement de valeur (l’expert de l’assuré est moins neutre que celui de l’assureur, le médecin traitant de l’assuré est plus enclin à émettre un avis partial que le médecin subordonné à l’assureur, etc.) complique singulièrement la tâche de l’assuré qui verra ses avis médicaux presque systématiquement écartés au profit de ceux de l’assureur.»
«Or, conclut Gilles-Antoine Hofstetter, on pourrait assez simplement corriger cette anomalie, en s’en tenant au seul critère du contenu. Autrement dit, en jugeant la seule qualité scientifique de l’expertise, sans tenir compte du statut contractuel de son auteur. Incontestablement, la sécurité du droit, son uniformité et sa lisibilité s’en trouveraient renforcées.»