Il y a ce chiffre d’abord, un peu effrayant: 2,2 millions de Suisses souffrent de maladies chroniques. Et il y a cette autre réalité, qui lui est liée et dont on ne parle que peu: un patient sur deux ne suit pas son traitement correctement. Cette «non-adhésion thérapeutique», véritable épidémie silencieuse, a des conséquences sanitaires et financières considérables. Ne pas prendre sa médication, l’interrompre ou en modifier la posologie favorisent en effet la survenue de complications, avec leur lot de consultations supplémentaires, de passages aux urgences ou encore d’hospitalisations fréquentes. La «non-adhésion thérapeutique» coûterait ainsi la bagatelle de 30 milliards de francs par an à notre pays (lire encadré).
80% d'amputations en moins
Outre de substantielles économies, les enjeux pour la santé sont majeurs. Zoltan Pataky, professeur et médecin adjoint agrégé au Service d’endocrinologie, diabétologie, nutrition et éducation du patient des HUG explique ainsi qu’«il a été possible de réduire de 80% le taux d’amputation des membres inférieurs chez les diabétiques en les aidant à mieux gérer leur traitement».
Plus globalement, «les patients chroniques qui adhèrent à leur traitement ont trois fois plus de chances d’atteindre les objectifs thérapeutiques», relève Marie P. Schneider Voirol, professeure d’adhésion thérapeutique à l’Institut des sciences pharmaceutiques de Suisse occidentale (ISPSO) de l’Université de Genève.
Au vu de tels bénéfices, la proportion élevée de malades chroniques qui ne prennent pas leur médication interpelle. «L’adhésion thérapeutique est la somme de trois comportements», explique Marie P. Schneider Voirol. Il y a d’abord l’initiation du traitement, phase cruciale durant laquelle on va chercher ses comprimés pour la première fois à la pharmacie. Selon des estimations, une personne sur cinq ne le fait tout simplement pas! Il y a ensuite l’implémentation, à savoir la façon dont on se conforme à la prescription, et la persistance, qui définit la durée sur laquelle on le fait. «Beaucoup de personnes, soit à peu près 30%, arrêtent prématurément», regrette notre interlocutrice. «En tout, 20% des patients seulement adhèrent parfaitement à leur traitement sur le long terme et un sur deux le fait suffisamment.»
Les facteurs qui minent l’adhésion thérapeutique sont complexes et très nombreux, relèvent nos deux spécialistes. La chronicité même du traitement, par exemple, complique sa prise correcte à long terme. «On ne peut pas penser tout le temps à sa maladie, il y a la famille, le travail et d’autres soucis, note Zoltan Pataky, du coup, on perd parfois sa motivation.» Parmi les multiples déterminants, relevons les effets indésirables du médicament, réels ou confondus avec les symptômes de la maladie, ou des attentes trop importantes en termes d’efficacité. En outre, «certains patients renoncent au traitement parce qu’ils ne constatent pas d’effets au début de la prise. Certains antidépresseurs, par exemple, ne montrent leur efficacité qu’après deux à trois semaines», remarque Zoltan Pataky. Et puis il y a ces pathologies asymptomatiques au début, comme le diabète de type 2 et l’hypertension. On ne sent rien, alors d’aucuns estiment à tort que leur médication est inutile. Dans les 5 ans, 40% des hypertendus y ont ainsi renoncé. On peut aussi évoquer les personnes souffrant de troubles cognitifs ou celles en grande précarité sociale, qui présentent des risques accrus de ne pas suivre leur traitement.
Relation de confiance essentielle
L’adhésion thérapeutique est un comportement humain complexe dont le patient, son entourage et les professionnels de santé partagent la responsabilité. «Le patient doit sentir que le médecin s’intéresse vraiment à lui et ne le considère pas seulement comme un client auquel on remet une ordonnance avant de passer au suivant», souligne Zoltan Pataky. «Il faut qu’une véritable relation de confiance et de partenariat s’établisse. Nous savons que cela renforce l’adhésion thérapeutique, car le patient peut parler alors de ses difficultés en toute liberté, ce qui permet d’adapter la prise en charge. On trouve toujours une solution lorsqu’on discute avec l’autre.»
Marie P. Schneider Voirol partage cette vision, et suggère de mettre l’accent sur le partage de la décision entre le patient et le professionnel de santé, «afin qu’ils décident ensemble du meilleur traitement et de la meilleure posologie au meilleur moment. Si le thérapeute force l’utilisation, le patient risque de se décourager rapidement». Selon la spécialiste, «il est important aussi que tous les intervenants, -médecins, infirmiers et pharmaciens- , travaillent en collaboration tout au long du parcours thérapeutique du patient». Une vision partagée par la Fédération des médecins suisses (FMH) qui estime que «plus la collaboration est interprofessionnelle, plus les résultats sont bons. Tous les professionnels de la santé peuvent contribuer à une meilleure adhésion aux traitements».
Malades et proches, un rôle actif à jouer!
Une relation de partenariat n’est toutefois possible que si le patient joue lui aussi un rôle actif. Zoltan Pataky souligne l’importance, pour ce dernier, d’oser parler de ses difficultés, de ses doutes, de ses besoins. Ce n’est pas toujours facile, reconnaît le spécialiste: «beaucoup de personnes ont peur de s’exprimer. Elles pensent que leurs remarques ne sont pas justifiées, qu’elles vont poser des questions bêtes ou qu’elles vont être sermonnées parce qu’elles n’ont pas suivi les prescriptions. Mais si l’on est en face d’un bon soignant, celui-ci va comprendre et entamer un dialogue.»
Marie P. Schneider Voirol partage cet avis: «le patient à tout à gagner à s’exprimer en toute liberté le plus possible et le plus tôt possible, en amont même de la prescription médicamenteuse. Et il a droit à des réponses! Trop souvent, la discussion ne survient que lorsque les problèmes sont installés depuis longtemps. Ensuite, il n’y a aucune honte à avoir si l’on ne parvient pas à suivre son traitement. Intégrer un médicament dans sa vie n’est pas facile et demande un apprentissage.»
Le rôle de l’entourage est également essentiel. La famille apportera un soutien précieux en discutant et en remotivant régulièrement le proche. «On veillera à le faire de manière empathique, sans culpabiliser le malade», recommande Zoltan Pataky.
Sébastien Sautebin
La non-adhésion thérapeutique coûterait 30 milliards à la Suisse
Selon des chiffres fournis par Marie P. Schneider Voirol, la facture annuelle de la non-adhésion thérapeutique est estimée à 125 milliards d’euros pour l’Europe et serait comprise dans une fourchette de 100 à 300 milliards de dollars aux Etats-Unis.
Dans notre pays, un calcul de pharmaSuisse aboutit à un total de 30 milliards de francs. «Un malade chronique qui se tient à la prescription de son médecin génère en moyenne une dépense de 10 000 fr. par an. S’il n’adhère pas à son traitement, le coût est multiplié par quatre», affirme la faîtière des pharmaciens dans sa publication Faits et chiffres 2020. Le surcoût individuel moyen atteindrait ainsi 30 000 fr. et concernerait un million de malades chroniques sur les 2,2 millions que compte le pays, soit une addition totale de 30 milliards de francs. Cette estimation n’engage toutefois que les pharmaciens. L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) affirme «ne pas pouvoir confirmer ces chiffres», et parle d’«extrapolation».
--------------------
La FMH et pharmaSuisse demandent plus de moyens
Face au problème de la non-adhésion thérapeutique, la Fédération des médecins suisses (FMH) déplore que «les conditions cadres pour une prise en charge médicale de bonne qualité ont été péjorées par les décisions politiques en Suisse». La FMH met en cause le raccourcissement de la durée de consultation dans le tarif médical décidé en 2018: «les médecins ont désormais moins de temps à disposition pour expliquer aux patients comment agit un médicament et pourquoi il doit être pris selon les prescriptions de l’ordonnance. Différentes études montrent pourtant que cela augmente la fidélité au traitement», précise la FMH.
PharmaSuisse relève que la problématique est complexe et plaide, comme première piste, pour la coopération et la mise en réseau des différents professionnels qui gravitent autour du patient. La faîtière des pharmaciens milite aussi pour que ces derniers puissent fournir des prestations supplémentaires qui soient remboursées par la LaMal telles que des mesures et des conseils favorisant l’adhésion thérapeutique. Ce n’est pas le cas à l’heure actuelle.