Mireille*, institutrice retraitée à Fribourg, jongle entre la garde de ses petits-enfants, les soins à sa mère et à une tante âgée. «Je fais partie de la génération sandwich entre parents et enfants. J’ai failli craquer à Noël», confie l’énergique sexagénaire. Mireille évoque les innombrables démarches administratives, les heures passées au téléphone et beaucoup de stress lors de multiples appels sur le système d’alarme à domicile. Cette lectrice avoue ne presque plus avoir de temps pour des moments de détente avec ses amies.
Christine, habitant à Boudry NE, a dû gérer en catastrophe la comptabilité de sa mère, Gisèle, âgée de 94 ans. «Ma mère a toujours très bien géré ses finances… jusqu’à ce que je réalise qu’elle ne payait pas certaines factures. Et qu’elle avait conclu des abonnements pour mille nouvelles chaînes de télévision! Sans parler de longues conversations sur des numéros téléphoniques payants. A 70 ans, Christine a demandé à devenir curatrice et invite régulièrement sa mère à manger. Elle est fière d’avoir réussi à bloquer son accès aux opérateurs sur le téléviseur pour limiter les dégâts.
Sa sœur aînée habite le même immeuble que leur mère. C’est elle qui gère les repas de midi, la lessive, les rendez-vous à l’extérieur et les courses. Gisèle se rend en outre deux jours par semaine dans une structure d’accueil de jour. Comme Gisèle est autonome pour les activités de base, le trio n’a droit à aucune aide (lire encadré «Aides financières au compte-gouttes»). Cela, même si le médecin a diagnostiqué un début de démence sénile. «Ma sœur se plaint souvent d’être fatiguée», explique Christine. Il n’est toutefois pas encore question d’un placement.
Ces témoignages ne sont que la pointe de l’iceberg. Chaque année, dans les cantons romands et ceux de Berne, du Tessin et des Grisons, une journée intercantonale met en valeur le travail de l’ombre des «proches aidants»: un terme qui désigne tous ceux dont le travail n’est pas rémunéré et qui ont un lien émotionnel avec la personne aidée. Leur engagement varie entre une visite ou un service rendu chaque semaine à une charge quotidienne de plusieurs heures.
Tenir sur la durée
On a d’abord spontanément proposé d’aider un parent revenant d’une opération. Au fil du temps, comme en témoignent nos lectrices, il a fallu gérer ses finances, prévoir des repas, vérifier qu’il fasse sa toilette, l’accompagner chez le médecin. «On était parti pour un sprint, on court un marathon», résument Michelle Arcand et Lorraine Brissette, auteurs du «Guide de survie des proches aidants». Et c’est sans parler de la charge émotionnelle.
On compte pourtant quelque 600 000 proches aidants en Suisse. Une personne sur deux sera appelée, un jour ou l’autre, à prendre soin d’un ami ou d’un parent. Ces heures de travail cumulées représentent 100 milliards de francs. A titre de comparaison, le budget de la Confédération frôlera 90 milliards de francs en 2023: il est impossible de rémunérer ce travail à sa juste valeur (lire encadré «Aide financière au compte-gouttes»).
L’aspect financier ne représente en outre qu’une partie du problème: essentiels dans la chaîne des soins, ces travailleurs de l’ombre ont aussi besoin de reconnaissance et de soutien concret. Et pourtant, sur le plan légal, les proches aidants n’existent pas vraiment. La conseillère nationale valaisanne Marianne Maret a déposé une motion, encore en suspens, pour reconnaître ce statut et faire valoir ses droits. «Une reconnaissance officielle uniforme, basée sur une définition unique, faciliterait leur tâche dans de nombreuses situations de leur vie quotidienne souvent surchargée», relève Valérie Borioli Sandoz, membre de la Commission fédérale pour les questions familiales et directrice de l’association faîtière Communauté d’intérêts Proches aidants (CIPA).
Pas de superpouvoirs
Chacun a ses limites: passer une heure avec une personne atteinte de démence, c’est très exigeant. On connaît bien la recommandation de sécurité aérienne: enfiler son propre masque à oxygène, avant de venir en aide à son enfant, pour qu’il mette le sien. Dans la même logique, on ne peut pas aider un proche si on est soi-même en difficulté. D’où l’importance de s’écouter, sans se sentir coupable de ne pas en faire assez. Il faut plutôt être attentif aux signes tels que l’irritabilité, l’impatience, la fatigue chronique ou les troubles du sommeil.
Avant de craquer, ne pas hésiter à chercher de l’aide auprès du médecin ou des structures régionales (lire encadré «Antennes cantonales»). Dans un premier temps, on mettra en place des soins, des repas à domicile ou un accueil de jour régulier. Et, s’il faut opter pour un placement, on aura la fierté d’avoir tout fait pour permettre au proche de rester chez lui le plus longtemps possible, conformément à un souhait souvent exprimé.
*Noms connus de la rédaction
Aide financière au compte-gouttes
Sur le plan fédéral, les proches aidants n’ont droit à aucun soutien financier direct, les aides étant versées aux patients par le biais des allocations pour impotents AI ou AVS et cela, selon des critères stricts. La rente AI permet ensuite de toucher des contributions d’assistance pour rémunérer des professionnels extérieurs à la famille. Un projet est actuellement en préparation au Parlement pour pouvoir rétribuer également les proches par ce biais.
Les proches aidants encore actifs peuvent faire valoir leurs tâches d’assistance auprès de la Caisse de compensation AVS pour bénéficier d’un bonus pour la future rente: le supplément sera toutefois très modeste et la démarche doit être répétée chaque année.
En Suisse romande, le canton de Fribourg leur octroie, personnellement, une indemnité journalière pouvant atteindre 25 fr. Elle est soumise à des conditions strictes, selon le degré de dépendance du malade. Vaud a introduit, notamment, une aide individuelle. Elle est destinée au membre de l’entourage qui doit renoncer partiellement ou totalement à une activité lucrative pour s’occuper d’un parent bénéficiaire de l’allocation pour impotent.
Une nouvelle pratique a par ailleurs vu le jour récemment. Dans les cantons de Fribourg, de Neuchâtel et du Valais, des entreprises privées d’aide et de soins à domicile rétribuent une partie du travail des proches. Cela ne concerne toutefois que les soins remboursés par l’assurance maladie de base, et pas le travail d’assistance. Ces entreprises reversent ensuite une partie de cet argent aux proches aidants.
Cette pratique, en phase de test dans le canton de Vaud, est déjà monnaie courante dans certains cantons alémaniques. «Le danger, explique Laure Galvani, présidente de l’Association neuchâteloise des proches aidants, est de transformer le proche aidant en auxiliaire rémunéré, et de transformer une relation affective en lien entre employeur et employé.»
Approcher son employeur
Le monde du travail commence seulement à tenir compte de cette réalité. Depuis le 1er janvier 2021, tous les salariés ont droit à trois jours de congé payé en cas d’urgence, mais à 10 jours par an au maximum, pour s’occuper d’un aîné. Si la charge devient trop lourde, on approchera son employeur pour demander des aménagements d’horaire ou une diminution temporaire de son pourcentage d’occupation.
«Les proches aidants aborderont aussi leur employeur pour aménager leurs horaires avant de chercher à réduire leur temps de travail», conseille Rémy Pingoud, président de l’association vaudoise de Proches aidants. «Il faut éviter à tout prix de donner son congé parce qu’il sera difficile de retrouver un emploi plus tard, sans parler de la paupérisation à la retraite», renchérit Valérie Borioli Sandoz.
Ne pas hésiter à approcher son entourage (voisinage, amis et famille éloignée), l’antenne cantonale d’une association de proches aidants ou le médecin de famille pour trouver des solutions.
Antennes cantonales
Dans les cantons de Fribourg, du Jura, de Neuchâtel, Vaud et du Valais, des associations de proches aidants ont mis sur pied des réseaux de soutien: permanence téléphonique, groupes de rencontre, relève pour offrir des moments de respiration et formations.
Les cantons de Genève et de Vaud mettent à disposition des proches aidants une carte d’urgence spécifique. En cas d’accident ou d’indisponibilité passagère, elle permet d’organiser très rapidement la relève auprès du patient aidé.
Vaud propose à ses membres une formation en ligne avec plusieurs modules: communiquer avec un proche souffrant de problèmes cognitifs, aider physiquement un proche sans se faire mal ou encore concilier l’aide avec un emploi. Dans les autres cantons, des ateliers sont proposés par les associations de proches aidants ou des organismes tels que Caritas, Pro Senectute ou Alzheimer Suisse. Genève a nommé une déléguée cantonale aux proches aidants et le canton de Berne recense, sur son site, les ressources à disposition.
Une affaire de famille
Les proches aidants ont deux fardeaux à gérer: d’une part, la charge effective de travail et, d’autre part, l’aspect émotionnel de relations familiales bouleversées. Il n’est pas facile d’accompagner un parent malade, handicapé ou atteint de démence. Les patients sont eux-mêmes souvent dans le déni: ils ne voient pas que leurs proches se rongent de souci en voyant les plats préparés s’accumuler dans le frigo sans qu’ils n’y aient touché.
Dans les fratries, le ressenti est souvent différent et source de conflits, entre ceux qui accompagnent le patient au quotidien, ceux qui gèrent les tâches administratives et ceux qui prennent des nouvelles à distance. Chacun y va de sa solution et les conflits ne sont pas rares. Pour le proche aidant, tous les ingrédients sont réunis pour caler avant la ligne d’arrivée.
Laure Galvani, présidente de l’Association neuchâteloise des proches aidants, conseille d’en parler au médecin ou de se mettre autour d’une table avec un intervenant extérieur pour apaiser les tensions et trouver la meilleure solution: «Certaines décisions doivent être prises par des professionnels qui ont le recul et les compétences nécessaires pour juger.» Selon l’évolution de la situation, l’avis du patient et le témoignage de son entourage, on pourra ainsi augmenter l’aide extérieure, aménager le logement, répartir les tâches au sein de la fratrie ou décider d’un placement quand toutes les options auront été envisagées.
Bonus web:Les bonnes adresses