Soigner des bactéries mortelles avec des virus inoffensifs pour l’humain? Voilà un siècle que cette technique – la phagothérapie – est connue. Mais la médecine occidentale lui a longtemps tourné le dos, lui préférant la voie des antibiotiques.
Aujourd’hui, des patients suisses vont donc se faire soigner à Tbilissi, en Géorgie, lorsqu’ils se retrouvent dans une impasse thérapeutique. C’est-à-dire lorsque rien ne fonctionne, aucun antibiotique ne parvenant à stopper leur infection. Du risque d’amputation aux infections respiratoires ou cystites à répétition: le champ d’application de la phagothérapie est très large.
Les médecins suisses refusent d’y voir une solution miracle, mais ils s’y intéressent de plus en plus sérieusement. Le CHUV (Centre hospitalier universitaire vaudois) a ouvert au mois de mars le laboratoire des bactériophages et de la phagothérapie. Cela après avoir participé à un essai clinique sur la phagothérapie pour traiter certaines plaies brûlées et infectées.
Pas une panacée
Les discussions sont en cours avec les autorités sanitaires suisses pour savoir comment produire ces phages, virus tueurs de bactéries, en répondant aux bonnes pratiques de fabrication (BPF), détaille Benoit Guery, médecin-chef au service des maladies infectieuses du CHUV. «Pour le moment, la production reste complètement artisanale», détaille-t-il.
Lorsque le bon virus a été identifié pour la bonne bactérie, la guérison est rapide et les effets secondaires (fièvre ou maux de tête) très rares. En tous les cas bien moindres que ceux des antibiotiques. Benoit Guery insiste, toutefois, sur le fait qu’il ne faut pas y voir une panacée: «Restons humbles. Il s’agit d’un appoint à tout ce qui est déjà développé aujourd’hui.»
Promenade de santé à Tbilissi
Le ton est beaucoup plus enthousiaste en Géorgie, d’où Alain Lavit répond aux questions de Ma Santé. Il cite en exemple récent ces deux patients atteints de mucoviscidose non greffés qui, à 47 ans, vivent et respirent mieux grâce au traitement. La mucoviscidose reste là, mais les surinfections ont disparu.
Alain Lavit s’occupe de la mise en relation des patients français – et quelques fois suisses – avec le corps médical à Tbilissi à travers l’entreprise «Se soigner en Géorgie». Il reçoit les dossiers, sert d’interprète, fixe les rendez-vous. L’immense majorité des patients consulte après l’échec des antibiotiques. Certains se décident parce qu’ils ne supportent plus leur médication – il existe aussi des personnes allergiques à la pénicilline. D’autres cherchent un traitement qui préserve leur microbiote («flore intestinale»).
Des cocktails d’avenir
Le spécialiste regrette le retard pris en Europe: «On y parle beaucoup de cette thérapie, mais ça n’avance pas. L’hôpital de Lyon (FR) investit depuis des années dans ces recherches, mais on pratique encore des milliers d’amputations par an en France à cause des bactéries résistantes!» A noter que l’hôpital en question vient d’obtenir un financement de 2 millions d’euros pour une étude sur les phages.
Grégory Resch, responsable du laboratoire de phagothérapie au CHUV, confirme l’ampleur des dégâts: les bactéries résistantes causent 25 000 morts par an en Europe. L’usage de bactériophages pourrait non seulement réduire ce nombre, mais il a, en plus, un effet positif sur l’efficacité des antibiotiques! Affaiblies par les phages, certaines bactéries redeviennent sensibles aux traitements usuels.
Plutôt que de devoir choisir entre la lutte par les phages ou les antibiotiques, l’avenir résidera peut-être dans le développement de cocktails combinant les deux et personnalisés selon les infections détectées.
Une technique longtemps boudée
«Jusqu’en 1980, on trouvait des phages en pharmacie en France», rappelle Alain Lavit, responsable de l’entreprise «Se soigner en Géorgie». Leur première utilisation remonte à 1919, date à partir de laquelle ce traitement a été régulièrement prescrit. «Puis il est tombé en désuétude avec l’arrivée des antibiotiques.»
L’histoire des phages, de leur abandon et de leur renouveau est intimement liée à celle des antibiotiques, qui les ont remplacés progressivement à partir des années 1940. Dans la médecine occidentale, la pénicilline a marqué une véritable révolution pour le traitement des bactéries, au point que les antibiotiques ont été prescrits à trop large échelle et à mauvais escient, sélectionnant des souches capables d’y résister.
Ainsi du staphylocoque doré, présent sur la peau ou dans le nez de 20 à 30% de la population, devenu staphylocoque doré, bête noire des hôpitaux, résistant à la methicilline.
Devant ces phénomènes infectieux de plus en plus fréquents, les virus dévoreurs de bactéries représentent des alliés de choix.
Grandes affections et petits maux
En Suisse, la phagothérapie n’est pas disponible en dehors de potentiels essais cliniques qui restent à développer. A terme, elle s’adresserait à des cas spécifiques et graves.
En Géorgie, la liste des affections concernées s’allonge. Par exemple pour les personnes atteintes de cancer, dont les défenses immunitaires sont affectées par la chimiothérapie, ou qui ont été infectées après la pose d’une prothèse.
Les médecins géorgiens proposent aussi la phagothérapie pour des affections plus bénignes: tout est possible, du moment que la cause est une bactérie qui réagit à la banque de virus disponible. Otite, sinusite, conjonctivite, affections de la peau, infections urinaires...
Enfin, Alain Lavit évoque des résultats prometteurs pour accompagner les troubles du spectre autistique, que des études médicales doivent encore valider. Les scientifiques s’intéressent en effet aux interactions entre les micro-organismes de nos entrailles et notre cerveau. En février, un article de Nature établissait que l’on pourrait mieux prendre en charge des troubles neurologiques en soignant le microbiote, dont les bactéries font partie.
Voie orale, infiltrations ou application directe
Une fois l’infection bactérienne identifiée, un prélèvement permet d’en trouver la souche. On teste alors différents phages sur les échantillons pour sélectionner une combinaison de virus efficaces. Ces virus sont élevés et conservés la plupart du temps dans une solution liquide.
On peut inonder la zone concernée (pour les affections de la peau ou dans un champ opératoire) ou ingérer le contenu de fioles liquides. Dans le cas des cystites à répétition, un premier traitement par infiltration combiné avec la prise de phages par voie orale pourra être proposé.
Le microbiologiste Grégory Resch explique que le cocktail de phages est parfois ajusté au fur et à mesure du traitement. Car une sélection de bactéries résistantes aux phages peut survenir. Si les phages ne tuent pas toutes les bactéries, le système immunitaire ou les autres micro-organismes pourront finir de les neutraliser.
Compter 2900 à 7000 euros
Les institutions géorgiennes sont transparentes quant aux coûts, qui ne sont pas couverts par l’assurance maladie. Alain Lavit, de «Se soigner en Géorgie», évalue les traitements les plus légers à environ 2900 euros. Dans les cas où une opération est nécessaire, par exemple si les bactéries s’attaquent à une articulation après la pose d’une prothèse, le coût avoisine les 7000 euros auxquels s’ajoutent les frais d’hébergement et le voyage.
Le «Phage Therapy Center» demande 200 dollars pour une première analyse de l’échantillon bactérien et l’examen du dossier. Ce coût permet de savoir si un virus dans leur banque de phages répond à l’infection. Une thérapie y revient entre 4000 et 6000 dollars, auxquels s’ajoutent des frais en cas d’hospitalisation, de besoin de médication ou autre.
Il est nécessaire de bien s’informer sur les conditions et la qualité des soins offertes par une institution avant toute thérapie, recommande Alain Lavit.
Des effets rapides
Il faudra, à terme, une dizaine de jours au CHUV pour produire le cocktail de phages adéquat après identification de la souche bactérienne, explique le médecin-chef au service des maladies infectieuses Benoit Guery. En théorie, une seule application peut suffire car les phages se multiplient localement tant que la bactérie cible est présente. Mais la pratique préfère une application répétée.
Les effets de la thérapie sont rapidement visibles. En Géorgie, les patients se voient prescrire 1 à 3 mois de traitement au total.
Laura Drompt