Julie, peux-tu y retourner seule, sans te tenir, et revenir en courant?» Nous voici au départ de la passerelle de Niouc. Pour les ingénieurs, cet aqueduc centenaire est un bijou qui permet aux randonneurs de traverser le val d’Anniviers en cinq minutes. Pour les participants au stage «Apprivoiser le vide» (lire encadré), c’est un nouveau défi: la vue sur la Navizence, 190 mètres en contrebas, fait battre le cœur et trembler les genoux, malgré les solides câbles rouges qui donnent son nom au «Pont de l’araignée».
Pascale Haegler, accompagnatrice en montagne et fondatrice de Swiss Alpine Emotion, invite le petit groupe à se concentrer sur l’instant présent: la passerelle en a vu d’autres. Elle est bien accrochée, la traversée est sans risque. Julie fait un aller-retour au trot, je la suis en marchant prudemment, sans me tenir au garde-corps, en expirant lentement.
«Tout le monde n’a pas peur aux mêmes endroits. Certains se figent avant un passage en dévers, d’autres tremblent à l’idée de traverser un pont. Nous appliquons deux règles d’or: chacun a le droit de dire non à un exercice et il n’y a pas d’échec», insiste l’accompagnatrice en montagne. «Dans tous les cas, chaque participant aura fait des progrès à la fin du stage.»
Ajuster l’alarme intérieure
«La peur du vide provoque, comme toutes les phobies, une réaction non rationnelle à une situation», explique son complice François Castell, enseignant en psychologie du sport à l’Université de Clermont-Ferrand et accompagnateur en montagne. «Les acrophobes sont des champions dans leur catégorie», relève le préparateur mental pour sportifs de haut niveau. Au fil du temps, ils ont intégré tous les mécanismes de la peur par protection. Dans le cerveau, la partie qui détecte le danger et gère les émotions prend le dessus sur le cortex préfrontal qui permettrait, en temps normal, d’analyser calmement la situation. L’alarme «Attention, danger» est trop sensible: il est normal d’être prudent en montagne, mais pas d’être tétanisé par la peur.
«Face à un passage exposé, on peut rebrousser chemin ou le franchir à toute vitesse, ce qui revient à fuir le vide. Nous invitons les participants à faire une pause et à respirer profondément. S’ils peuvent poser les pieds et que ça tient, où est le danger? En revenant à l’instant présent par ce biais, on atténue les émotions qui faussent la perception de la réalité.»
Le péché mignon des acrophobes, c’est en effet de se projeter dans des décors de cinéma. La nuit précédant la randonnée, ils sont capables de tourner de vrais films catastrophe. Une fois sur place, le cerveau s’emballe et perd ses repères: le regard balaie l’horizon sans pouvoir se focaliser sur l’objectif.
Un des principaux moyens de guérir une phobie, quelle qu’elle soit, est de s’y confronter. Nous voilà prévenus: il n’y a pas de baguette magique, mais il existe des outils qui nous aideront à apprivoiser progressivement le vide à condition de s’y entraîner.
Revenir à soi
Au début du stage, Pascale nous invite à enjamber la barrière d’un petit pont et à regarder la rivière, quelques mètres plus bas. J’hésite, je me tiens bien, je respire. Ça «brasse», et puis je prends confiance. Les exercices se succèdent: nous approchons du bord d’une falaise, nous traversons un passage en dévers, nous enjambons 10 cm de vide pour rejoindre une grosse pierre.
Pascale me rappelle inlassablement de me concentrer sur mon corps: c’est le retour à l’espace 1. L’espace 2, c’est le sentier où on pose le pied. En voyant le chemin filer dans la montagne, je commence à craindre ce qui pourrait m’attendre: bienvenue dans l’espace 3. Si le cœur bat trop vite, on revient à l’espace 1. Vient enfin l’espace 4, que je ne vois pas encore mais que j’imagine: inutile d’y penser.
Aux abords du gîte et au fil des sentiers et des bisses, ponts, planches, souches et rochers sont autant de prétextes à chatouiller le vide et à tester notre équilibre. J’essaie de poser mes pieds dans le sens de la pente, de me tenir droite sur un muret, d’avancer sur une planche et de marcher sans me cramponner à tout ce qui m’entoure. Miracle: ça tient! De temps en temps, je me risque à regarder la vallée: c’est beau, et même très beau.
Reprogrammer le cerveau
«On progresse, explique François, quand le rationnel reprend le dessus.» Le mécanisme est le même pour toutes les phobies: on ne guérit pas la peur des ascenseurs en prenant l’escalier! Pour l’enseignant, c’est un apprentissage comme les autres, qui peut se faire à tout âge: il faut réexplorer de vieux automatismes pour permettre au système nerveux de réévaluer les situations.
Les deux complices privilégient le travail en groupe, parce qu’on s’y encourage mutuellement et qu’on respecte la réaction de l’autre, chacun «bloquant» à des moments différents. «L’année passée, des participants ont formé un nouveau groupe, les Acropotes. Ils organisent régulièrement des sorties pour garder la forme», se réjouit Pascale Haegler. Il est toujours délicat pour les proches de trouver les ressources nécessaires et les mots justes: le travail avec une personne extérieure et neutre permet souvent de bien meilleurs résultats.
A la fin du stage, Julie avance avec grâce sur les planches qui longent le bisse et snobe les cordes sécurisant les passages les plus exposés. Le déclic a eu lieu, comme c’est le cas pour la moitié des participants aux stages de Swiss Alpine Emotion.
Quant à moi, je suis fière d’arriver au bout, mais je dois encore mobiliser beaucoup d’énergie pour surmonter mes craintes. Comme 30% des participants aux stages, j’ai encore du pain sur la planche pour savourer pleinement les paysages alpins. Mais une petite voix me dit que je serai capable de recommencer: j’ai fait de très gros progrès.
Claire Houriet Rime
Le taureau par les cornes
En Suisse romande, deux structures organisent régulièrement des stages pour lutter contre la peur du vide. A noter qu’on parle souvent de vertige pour désigner l’acrophobie, ce qui n’est pas tout à fait exact. Le vertige correspond à un trouble physique du système de l’équilibre et peut se manifester dans toute situation de déséquilibre (par exemple perché sur un tabouret ou suite à la consommation de médicaments). Une personne souffrant de peur du vide, ou d’acrophobie, ressent une forte angoisse et souvent les signaux habituels du stress associé (jambes coupées, transpiration, accélération du rythme cardiaque). Cette réaction peut se manifester à quelques mètres de hauteur, sur un balcon par exemple, un pont ou en altitude.
- Apprivoiser le vide: stage de trois jours et deux nuits dans le Val d’Anniviers, 640 fr. en pension complète. Pour renforcer les acquis, piqûre de rappel de deux jours à Jaman, 390 fr. en demi-pension, swissalpineemotion.ch
- Stop Vertige: stages de deux jours de niveaux 1, 2 et 3 entre Monthey et Sion, 290 € sans demi-pension, thias-balmain.com
L’objectif des deux organisations est le même: recentrer son attention sur soi et stopper les projections qui alimentent les craintes. La dynamique de groupe, la bienveillance et le respect des participants sont les éléments fondamentaux des rencontres.
Swiss Alpine Emotion commence très vite avec les exercices pratiques et la confrontation progressive avec le vide pour aborder ensuite la théorie: les progrès sont immédiats.
Stop Vertige travaille en profondeur les techniques de recentrage sur soi avant d’affronter, pendant le deuxième week-end, des passages exposés.