L’an dernier, la directrice générale de La Poste Suisse, Susanne Ruoff, a perçu un salaire de 984 521 fr. Le chiffre frappe, car il correspond à plus du double de celui octroyé à un conseiller fédéral. Et les cadres supérieurs de La Poste ont vu leurs paies grimper de 24% grâce à des bénéfices consolidés du dernier exercice
(645 millions), soit une hausse globale de 7 millions de francs. Or, la majorité des 54 520 collaborateurs, elle, ne connaît guère d’augmentations. Une vendeuse, au guichet et à plein temps, dépasse rarement 5000 fr. par mois.
«Nous sommes entrés dans une véritable course au fric qui n’a plus rien à voir avec un service public. Cela dégrade notablement les conditions de travail», déplore Olivier Cottagnoud, président du Syndicat autonome des postiers. En parallèle, les prestations ne cessent de diminuer. A un point tel que Peter Hasler, président sortant du conseil d’administration de La Poste, en appelait, à la fin mars encore, à la «compréhension des clients»…
Deux exemples
⇨ Le facteur ne peut plus apporter une missive à l’étage, comme en témoigne cet employé de La Poste, sous couvert d’anonymat: «Avant, le facteur avait le temps de sonner, plus aujourd’hui. Tout ce qu’il scanne calcule son temps de déplacement.»
⇨ Le facteur qui devient un fantôme, Julien Jaquet sait ce que c’est. Depuis sa ferme du Pâquier (FR), il a rameuté les responsables postaux et les médias pour en revoir un: «Il a fallu de nombreuses interventions médiatiques pour que je recommence à recevoir mon courrier dans un lieu que La Poste considérait comme trop isolé. Ce fut un véritable parcours du combattant… L’administration a essayé de me piéger avec des accords écrits comprenant des clauses de confidentialité. Et même Doris Leuthard m’a écrit en disant qu’il n’y avait rien à faire*. Et moi, je voyais bien que la base – les facteurs, les buralistes – subissait des pressions de fous!»
Démantèlement programmé
Des pressions qui conduisent, de plus en plus, à la fermeture des bureaux de poste. Il en existe toujours 1447, mais il y en avait 3400 en 2001! «C’est un démantèlement programmé, estime Jean-François Donzé, secrétaire régional de Syndicom. Rien n’est fait au hasard: ils ont une liste précise. Et vous vous doutez bien que le personnel le vit très mal…» Ce à quoi Peter Hasler, rétorque: «Nous n’avons pas à garder ouverts des offices dans des vallées reculées, qui sont soi-disant un point de rencontres sociales, alors même qu’il n’y a pas de clients.» Nathalie Dérobert Fellay, porte-parole de La Poste, ajoute que «ce n’est qu’au terme de consultations avec les autorités locales que des décisions sont prises».
A Neuchâtel, pourtant, La Poste a décidé de supprimer quatre offices d’un coup dans les quartiers de La Coudre, l’Ecluse, Vauseyon et Serrières. «On l’a appris en décembre 2015 par un article de L’Express, lui-même informé par un employé de La Poste qui devait rester anonyme, car il rompait sa clause de confiden-
tialité», explique Claudia Rizzo qui, avec d’autres, se bat contre cette décision via «Touche pas à ma Poste», un mouvement de citoyens apolitique. «Il y a eu des réunions entre La Poste, la commune et nous. La Poste évoquait des baisses de fréquentation de 64% aux guichets.» Le chiffre surprend Claudia Rizzo qui, de surcroît, indique que, sur Serrières et Vauseyon, plus de 300 logements vont être construits.
«Il s’agit de chiffres globaux au niveau suisse, indique Jean-François Donzé, de Syndicom. Il n’y a aucune transparence réelle de La Poste. Certains bureaux neuchâtelois sont rentables, puisqu’ils ont dû augmenter les heures d’ouverture et le personnel…»
«Dans ce registre, La Poste est championne de la mauvaise foi, assène Olivier Cottagnoud. Elle impose des horaires d’ouverture et prétend, ensuite, s’adapter à la clientèle. Les chiffres fournis ne sont pas crédibles. Par ailleurs, La Poste contacte nos grands clients pour leur proposer de venir chercher les colis et les lettres gratuitement, avec des prix d’envois moins chers qu’aux guichets. Il ne faut pas alors s’étonner que nous enregistrions des baisses dans les bureaux postaux. Qui surveille tout ça? Le Parlement regarde passer le train…»
Ce qui n’ébranle guère Nathalie Dérobert Fellay: «La Poste doit exploiter un réseau d’offices et d’agences postales couvrant l’ensemble du territoire et, simultanément, améliorer encore son orientation clientèle et sa rentabilité.»
«Mais La Poste est liée au pouvoir, commente l’une de ses collaboratrices. Elle fait ce qu’elle veut! Certains élus pleurent, certes, mais ils ne bougent pas. Et nous, on se sent pris dans un étau qu’on ne cesse de serrer.» A preuve, une donnée fournie par La Poste: 550 emplois à plein temps ont été supprimés en 2015. Côté ambiance, au cœur du géant jaune, cela se ressent.
Ce facteur colis ne cache pas non plus son amertume au sujet des statistiques. Il voit son volume de travail augmenter et son chef
s’arrange, en biaisant les chiffres, pour ne pas augmenter le temps de travail. Au final, ses heures supplémentaires – plusieurs centaines par année – n’existent donc pas! «Lorsque je m’en suis ouvert à mon supérieur, il m’a dit que c’était ainsi ou, sinon, je pouvais changer de travail.»
Buralistes vendeurs
Lorsque, en 2016, on franchit le seuil d’un bureau postal, on a l’impression de se retrouver dans un supermarché. Ce qui génère d’autres problèmes. «Cela me dérange, sur un plan éthique, de devoir proposer des produits qui sont parfois plus chers qu’ailleurs. Je ne peux pas accepter cela vis-à-vis d’une mère de famille qui a de la peine à joindre les deux bouts… Nous devons aussi proposer des assurances, alors que nous ne sommes pas formés pour ça. En un jour de cours, il nous faut tout comprendre et être au top!»
Questionnaire de satisfaction
Pourtant, La Poste affirme, questionnaire interne à l’appui, que ses collaborateurs baignent dans le bonheur. «La satisfaction du personnel sert d’indicateur pour une vue d’ensemble et fait l’objet de diverses questions approfondies dans le sondage», souligne Nathalie Dérobert Fellay.
Normal, réplique cette collaboratrice: «si les réponses ne correspondent pas à ce qu’ils attendent, ils organisent des réunions pour nous expliquer comment bien remplir le questionnaire!»
Joël Cerutti
Bonus web: L’aveu d’impuissance de Doris Leuthard
Commentaire
Votation du 5 juin Deux visions s’affrontent… voici pourquoi!
Dans ce numéro de Bon à Savoir, nous donnons la parole aux collaborateurs des entreprises du service public, ceux de La Poste en particulier (lire ci-contre). La démarche n’est pas habituelle dans nos colonnes, mais nécessaire, afin de comprendre les enjeux et les paradoxes en lien avec la votation sur l’initiative «En faveur du service public».
Si nous avons lancé cette initiative avec nos confrères alémaniques et tessinois, si nous vous invitons vivement à voter OUI le 5 juin prochain, nous ne prenons pas un virage politique pour autant. Mais, face au lent démantèlement de La Poste et des CFF ainsi que l’immobilisme des partis politiques siégeant au Parlement, nous avons estimé que c’était au peuple, donc aux consommateurs, de se prononcer sur l’avenir du service public.
Constat clair
Le service public en Suisse est en danger. Aujourd’hui, aucune définition du «service universel» n’est ancrée dans la Constitution. Seul le Conseil fédéral fixe les objectifs à des entreprises comme La Poste, les CFF et Swisscom, les contraignant à prioriser les bénéfices au détriment de la qualité des prestations et d’une politique de prix raisonnables.
Bénéfices réinvestis
Au lieu de verser une partie des bénéfices à la caisse fédérale, l’initiative demande qu’ils soient réinvestis dans l’entreprise qui les a générés, afin de proposer des prestations de base à toutes les catégories de la population, dans toutes les régions du pays, et ce, à un prix abordable. Ces bénéfices doivent non seulement permettre de maintenir et d’améliorer les prestations actuelles, mais aussi de développer de nouvelles solutions permettant de suivre l’évolution des besoins du consommateur. Or, aujourd’hui, ils alimentent le budget fédéral: il s’agit donc d’un impôt déguisé, qui échappe au droit de référendum, qui n’est pas progressif et dont l’utilisation manque totalement de transparence.
Pas de hausse d’impôts
L’initiative demande que les bénéfices soient réinvestis au profit d’un service universel de qualité. Dès lors, les subventions fédérales qui y sont liées diminueront d’autant. Il n’y a donc aucune raison de craindre une hausse d’impôts.
Satisfaction des collaborateurs
Dans les témoignages que vous lirez ci-contre, ou lors de vos conversations avec des employés de La Poste ou des CFF, vous percevrez très vite deux visions qui s’affrontent. Celle officielle des entreprises qui ne veulent pas d’une initiative venant troubler leur volonté de démantèlement au profit d’une libéralisation. Et celle pragmatique des collaborateurs qui voient leur mission se détériorer en même temps que la qualité des prestations qu’ils sont censés offrir.
Or, ces employés font la fierté du service public et doivent être rémunérés dignement. Ce ne sont donc pas leurs salaires qui sont visés par l’initiative, mais bien ceux de leurs dirigeants, qui ne pourront plus dépasser celui d’un conseiller fédéral, soit
475 000 fr. par an (lire page 25). Ce ne sera plus assez pour eux? Eh bien, qu’on les remplace par des cadres attachés aux valeurs essentielles d’un service public efficace, pensant avant tout à ses clients, ce qui n’empêche nullement de faire des bénéfices pour l’amélioration et le développement des prestations. Nous sommes convaincus que de telles vocations existent actuellement parmi les quelque 110 000 collaborateurs qui y travaillent.
Les consommateurs d’aujourd’hui et de demain ont tout à y gagner. C’est pourquoi nous vous invitons à voter OUI le 5 juin prochain à l’initiative «En faveur du service public».
Zeynep Ersan Berdoz